mercredi 5 février 2025

Cyrano de Boudou - Damien Luce

Cyrano de Boudou, de Damien Luce

315 pages
Editions Héloïse d'Ormesson
Parution : Janvier 2012

4ème de couverture :
    1913. La millième représentation de Cyrano de Bergerac est un succès, à un détail près : un trou de mémoire magistral paralyse Le Bargy, et le souffleur, Auguste, est endormi ! Virtuose de la paresse, marionnettiste à ses heures perdues, Auguste, alias Boudou, connaît pourtant la pièce de Rostand sur le bout des doigts. Il va d'ailleurs bientôt se mesurer au mâitre en interprétant, sur les planches du Vieux-Colombier, une version clownesque du chez-d'oeuvre théâtral - un Cyrano à nez rouge. 
    Immersion pleine de fantaisie dans la vie artistique de la Belle Époque, où se côtoient Guillaume Apollinaire, Sarah Bernhardt ou Jean Cocteau, Cyrano de Boudou crée un univers poétique, parfois mélancolique à l'image du cirque.

    Je ne sais combien de temps j'ai repoussé la lecture de ce roman... par peur ? parce que je n'avais jusque là pas lue ou vue la pièce de Rostand ? par intuition ? Toujours est-il que j'ai bien fait de ne pas le lire avant, car ce n'aurait pas été le bon moment.

    Dans ce roman, ce qui m'a le plus marquée ce sont les personnages. Damien Luce a sur nous les rendre particulièrement attachants tout en sachant leur conserver leur part de mystère. Par exemple, il m'a fallu atteindre les dernières pages du livre pour réellement comprendre qui était Simon ...
     Auguste est un homme, plus si jeune que cela en vérité, qui vivote au grès de ses fantaisies. Souffleur dans un grand théâtre la nuit, il consacre la journée à son double : Boudou. Boudou c'est son clown, son moi profond, comme il essaye de nous l'expliquer ; celui qu'il est réellement lorsqu'il laisse tomber les masques et les codes de la société. C'est sa part vivante de liberté. Sous le nez de Boudou, Auguste est fort, téméraire, rêveur, audacieux, charmeur, jovial, social,... sans lui il est réservé, timide, et se sent comme déplacé.
    Il est accompagné de Mr Parpadou, sa marionnette à qui il manque un pied. C'est son alter égo qui ne le quitte jamais. Il le couve et le protège comme un enfant. Et puis il y a Simon, et son caractère renfrogné...
    Il mène une petite vie tranquille entouré de ces deux-là jusqu'à ce qu'il rencontre Louis et ses deux acolytes. Louis, homme pleine de fougue va alors proposer une idée folle à Boudou : monter Cyrano de façon clownesque. Même si personne ne semble vraiment croire au succès d'une telle idée, tous sont d'accords : cela se tente !

    Ce qui est le plus intéressant dans ce roman, n'est pas l'histoire en elle-même mais toute la réflexion menée sur le travail du comédien et sur celui du clown. Damien Luce soulève pour nous le rideau et nous invite à découvrir ce qu'est réellement le clown et d'une certaine façon nous invite à trouver le nôtre, celui qui est enfoui en nous.
     Il nous parle avec passion du travail du comédien, de sa façon d'être face à son personnage, du sentiment de puissance que donne la lumière des projecteurs,  de l'oubli de ses émotions personnelles pour laisser au spectateur la place pour les siennes, ...
     Tout cela nous en donner à lire sans fioritures, de façon précise et accessible dans les dialogues entre Boudou et Le Bargy, et entre Auguste et Louis. C'est une très belle ode au théâtre classique, mais également au travail du clown, beaucoup moins connu.
    Car non," être un clown" n'est pas si facile que l'on pourrait le croire, pas plus que de jouer un rôle. Il y a derrière du travail, de l'oubli de soi, de la patience, du rêve et une bonne dose d'innocence. Et c'est pourquoi tous les clowns ne sont pas drôles et gaffeurs, tout comme les Hommes ne sont pas tous légers et pleins de joie de vivre.

    Damien Luce a su construire son texte de façon ingénieuse, mêlant code du théâtre et code du roman, tant et si bien que l'on ne sait plus vraiment si on lit l'un ou l'autre ; ce qui ,au final, ferait un excellent scénario de film. Sa plume est agréable à lire. Elle est douce comme une plume et nous emporte sans heurts au fil de notre lecture. Pleine de sensibilité, elle est aussi pleine d'humour et de connaissances. Le "passe-pépin" est un vraiment un pur délice littéraire !
J'espère avoir prochainement l'occasion de lire d'autres textes de cet auteur.

    C'est un  texte qui vaut vraiment la peine d'être lu, autant pour l'histoire, les idées qu'il développe que pour ses personnages si attachants. C'est un pur moment de gourmandise littéraire !

    - Pourquoi vous obstinez-vous à écrire en vers ? [...]
- C'est plus facile.
-Vous dites ?
- Oui, c'est plus facile. Cela vous donne des bornes. La prose laisse trop de libertés. On erre dans un méandre. On a trop de partis, trop compliqués à prendre.

    - Les critiques ? Pauvre petit ! Il se trouvera sûrement un rabat-joie pour te jeter quelques pierres. Et alors ? La plupart le font pour passer le temps, comme toi quand tu fais tes ricochets. Ne laisse pas les cailloux tomber dans ton eau, c'est tout. Ricoche ! Et même si un mot dur te tombe sur le cœur, qu'est-ce que ça fait ? Un petit plouf, et la la blessure se referme. Une critique ne laisse pas de cicatrice.

    Un comédien ne ressent pas, il agit. Ce qu'il ressent, ce qu'il dit est la conséquence de ses actes. Sentiment et parole sont les effets d'une action, comme la flamme qui jaillit de l'allumette qu'on craque. Il ne sert à rien de désirer la flamme : le comédien qui entre sur scène avec pour but de ressentir quoi que ce soit fait fausse route. Il faut craquer l'allumette : il faut agir. La flamme viendra, si l'on agit bien.

    Si l'émotion de l'acteur prend tout l'espace, le spectateur ne sait plus où poser la sienne.